N'ayons pas peur de contempler ce qui nous manque. Emoussons, par le regard appuyé, par une pensée approfondie, les traits dont nous blessent toutes les absences. Susciter en ce moment les tableaux de l'abondance, ce n'est pas seulement un jeu un peu mortifiant, c'est une gymnastique, une manière assez brave d'entretenir fraîches les acquisitions de notre mémoire. Point de souvenir qui n'ait ses cavités que le temps obscurcit ; mais d'où nous pouvons déloger tel petit secret, en voie de nous échapper. La vue de l'esprit les fouille." (Colette, De ma fenêtre, 1942)“
À l’école primaire, quand j’avais sept ans, il m’est arrivé un incident étrange. À la suite d’une insolation, j’ai perdu la mémoire. Je suis resté pendant six mois en état de choc, ne me souvenant plus que d’une grande lumière, puis je suis brusquement redevenu normal. Pendant toute cette période, on m’avait mis dans une section spéciale de mon école, réservée aux élèves déficients mentaux. Nous étions huit et devions porter un uniforme noir, alors que les élèves normaux étaient habillés en blanc. Quand je me suis
comme réveillé, on m’a redonné l’uniforme blanc, et les élèves considérés comme débiles m’ont demandé : 'Mais qu’est-ce que tu fais là, habillé en blanc comme tous ces cons ?'. "
Le Premier maître (1965, Andreï Mikhalkov- Kontchalovsky)
Loin de Moscou, à des milliers de kilomètres de la Russie, vit, en Asie centrale, un peuple de montagnards, d’origine nomade et aux traditions patriarcales puissamment implantées, les Kirghizes. D’ascendance turco-mongole, ils ont, à partir du XIIIe siècle, épousé la religion de l’Islam dans sa version sunnite. Totalement enclavé, leur pays, situé sur l’ancienne route de la soie, possède une frontière avec la Chine, à l’est et au sud. Durant la période soviétique, l’écrivain Tchinguiz Aïtmatov (1928-2008) en est devenu le chantre impérissable. En France, Louis Aragon, émerveillé par la pureté limpide et touchante de « Djamilia » (« la plus belle histoire d’amour du monde », dira l’auteur du « Fou d’Elsa »), œuvrera beaucoup en sa faveur. En 1962, Aïtmatov écrira « Le Premier maître ». Certes, il y est question de Lénine chez les Kirghizes, mais aussi d’amour(s) encore ; celui de l’instituteur bolchévik (« le maître ») et de la belle Altynaï (Natalia Arinbassarova : elle deviendra après le tournage l’épouse du réalisateur), et celui d’un homme avec un peuple et une contrée – l’instituteur ou le réalisateur ? Les deux sans aucun doute. En cinéaste intelligent et subtil, Andreï Mikhalkov-Kontchalovsky aura su capter le style allusif et complexe de l’écrivain. C’est, vous l’avez deviné, « Le Sel de Svanétie » (1930) de Kalatozov qui m’y a naturellement reconduit. À voir la fin de ce film, je me suis profondément interrogé. Doit-on au juste motif d’éradiquer l’ignorance et la misère, ensevelir, du même coup, l’immense richesse intérieure d’un peuple et la beauté d’un pays ? Doit-on déraciner les arbres, et notamment l’unique peuplier du village kirghize où se déroule notre histoire ?
Patrick Kamenka écrit pour « L’Avant-Scène Cinéma » (n° 238, 1979), évoquant la figure volontaire et idéaliste de l’instituteur communiste Duichène : « Il affrontera sur ce terrain les autorités villageoises et les traditions ancestrales. Mais il ira plus loin encore en luttant pour qu’Altynaï se rende à Tachkent, dans la grande ville, pour faire des études, ce qui constitue en ce début du 20e siècle en Asie, une sorte d’exploit. » Certes, dirais-je. Mais seule Altynaï est maîtresse de ses destinées. Elle seule saura ce qu’il lui faut jeter aux orties et ce qu’il lui faudra jalousement conserver pour ne rien perdre de son identité. De ce point de vue, « le maître » a encore à apprendre. Il finira par l’admettre : « Je ne suis pas un bon instituteur, dit-il, mais d’autres viendront après moi, plus savants… » Lénine n’est pas un prophète : sa vérité n’est qu’un début de vérité. « En définitive, la qualité essentielle de ce film tient à l’humanisme qui s’en dégage, à ce qu’il n’y a aucune complaisance », affirme encore Patrick Kamenka. S’il a fallu bâtir une République soviétique « avec du sang et des larmes », et l’on voit aujourd’hui ce qu’il en reste, c’est que l’on ne construit rien sans aimer les hommes et les femmes d’un pays, sans écouter ce qu’ils ont à nous apprendre eux aussi. Il n’y a aucune vérité bonne à inculquer, il n’existe que l’ignorance et la misère. Ce sont celles-là qu’il nous faut arracher à la souffrance des hommes et non leur sagesse faite de patience et d’opiniâtreté. Même si le parti est logiquement adopté vers le « nouveau », le réalisateur introduit là une nuance de taille. Émile Breton note fort à propos : « Une attention, on pourrait presque dire respectueuse, est portée […] à ce qui dans l’ancien était signe (même détourné, subverti) d’une culture autre, authentique, à ne pas piétiner. » (in : « Dictionnaire des films »). Et cette beauté qu’il ne faut pas fouler, elle s’exprime en séquences simples, comme Altynaï se baignant nue dans le torrent et sous la pluie, comme celle des cavaliers fuyant dans la steppe ou celle du paysan au kalpak accompagnant son chant du kyl kyyak.
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