Rubrique : On n'oublie pas
Moi, Henri Curiel, juif et communiste, tué le 4 mai 1978
Le militant anticolonial a été assassiné en plein Paris. Un meurtre jamais élucidé. Le dossier est rouvert à la suite des révélations d’un fasciste français quant à son implication.
Paris, 4 mai 1978, il est 14 heures. Tout est calme, c’est le jeudi de l’Ascension. Dans l’immeuble du 4, rue Rollin, dans le 5e arrondissement, le bruit mécanique d’un ascenseur en mouvement brise le silence. Il descend. À l’intérieur, Henri Curiel, communiste, militant de la cause internationaliste et anticoloniale. Au rez-de-chaussée, tapis dans l’ombre, deux hommes l’attendent. Ils ne lui laissent pas le temps de sortir et l’abattent de trois balles de 11.43. Leur forfait accompli, les tueurs s’enfuient. Dans les milieux progressistes, en France et dans le monde, c’est la consternation. Henri Curiel, né au Caire en 1914 dans une famille juive, a été de tous les combats. Il a notamment pris la relève de Francis Jeanson à la tête des fameux réseaux d’aide au FLN algérien, les « porteurs de valises », et, par la suite, a fondé, à Paris, Solidarité, encore un réseau d’appui aux luttes de libération nationale, notamment le Congrès national africain (ANC) de Nelson Mandela. « Un homme maigre, plutôt ascétique, les yeux cachés derrière les verres épais de ses lunettes, sans prétention, presque effacé, il avait l’air d’un professeur de littérature plus que d’un révolutionnaire professionnel. Un observateur fortuit n’aurait jamais suspecté que cet homme était engagé dans une douzaine de luttes de libération, qu’il était haï et menacé par une douzaine de services secrets », ainsi que le décrit Uri Avnery, journaliste israélien, ancien député, responsable du Gush Shalom (Bloc de la paix), qui fut son ami (le Monde diplomatique, avril 1998).
Autant dire que des ennemis, Henri Curiel, un homme généreux, tout entier dévoué à l’autre, a dû s’en faire dans les milieux fascistes, des nostalgiques de la France de Pétain – où on savait comment traiter les juifs – et de l’Algérie française – la trique pour les Arabes, la mort pour les fellaghas – et même au-delà. Ajoutez à cela une France qui, à partir de 1974, est dirigée par Valéry Giscard d’Estaing et Michel Poniatowski au ministère de l’Intérieur. Deux hommes représentants de cette droite dont les racines sont plutôt à chercher du côté de Maurras, adeptes du Club de l’horloge, discret centre de rencontres entre la droite et l’extrême droite. D’ailleurs, Curiel est dans leur collimateur depuis longtemps, via une certaine presse même pas aux ordres qui participe d’elle-même à la chasse aux sorcières, puis à la curée. C’est le cas du Point, alors dirigé par Georges Suffert, qui, en juin 1976, titre « Henri Curiel, le patron des réseaux d’aide aux terroristes », relayé par des posters sur les kiosques à journaux. En 1944, dans cette même capitale française, les nazis désignaient ainsi les terroristes : Missak Manouchian et son groupe, celui de l’Affiche rouge.
En France, la droite est revancharde, comme l’était la noblesse émigrée de Coblence qui avait fui la Révolution de 1789. Le meurtre d’Henri Curiel a été revendiqué par un mystérieux groupe d’extrême droite, Delta, qui évoque bien sûr les sinistres commandos du même nom, bras armé de l’OAS. Un non-lieu a été prononcé en 1992. L’enquête a été rouverte dans les années 2000, sur la base de nouveaux témoignages, avant d’être une nouvelle fois classée sans suite en 2009. C’était compter sans la persévérance de la famille d’Henri Curiel. La justice s’est de nouveau emparée de la question avec l’ouverture d’une information judiciaire et la désignation d’une juge d’instruction, Laurence Lazerges, au début du mois de janvier. Une décision prise après les aveux posthumes de René Resciniti de Says, décédé en 2012. Ce dernier s’était confié au journaliste Christian Rol dans le livre le Roman vrai d’un fasciste français, paru en 2015. Resciniti y révèle qu’il est l’auteur de l’assassinat, ainsi que de celui de Pierre Goldman. Il explique avoir agi sur ordre de Pierre Debizet, patron du Service d’action civique (SAC), le service d’ordre du parti gaulliste, aujourd’hui dissous. Dans le livre, le nervi fasciste traite Curiel de « traître à la France ». Des déclarations qui ont conduit la famille d’Henri Curiel à déposer une plainte avec constitution de partie civile en 2015.
Le magazine Jeune Afrique cite l’avocat de la famille, William Bourdon, qui souligne que « les discussions avec le parquet ont duré un certain temps », mais se dit persuadé que cette nouvelle enquête « permettra de faire avancer la vérité sur les circonstances de l’assassinat, ainsi que sur les donneurs d’ordres ».
## « La vérité, nous la connaissons, nous attendons la justice »
Pour Alain Gresh, directeur du journal en ligne Orient XXI et fils d’Henri Curiel, il s’agit d’une affaire « avant tout politique » et dans laquelle « le rôle de l’État est flou », ce qui expliquerait les atermoiements. Il rappelle également l’implication, de près ou de loin, du général Aussaresses. Celui-ci a avoué avoir pratiqué la torture en Algérie et a regretté ne pas avoir pu tuer plus de « porteurs de valises ». Décédé en 2013, il a admis être au courant de l’assassinat dans le documentaire consacré à Henri Curiel et réalisé par Émilie Raffoul, même s’il est revenu sur ses propos et a empêché que son témoignage n’apparaisse dans le film diffusé sur Canal Plus en 2008.« La vérité, nous la connaissons, nous attendons maintenant la justice », écrit Sylvie Braibant dont le père, Guy, était cousin germain d’Henri Curiel. Quarante après, les véritables commanditaires du meurtre vont-ils enfin être démasqués, dans un pays où les assassinats politiques sont plus nombreux qu’on ne le pense et pour lesquels les dossiers de la justice-politique se sont refermés comme on scelle une pierre tombale ?
Barbancey Pierre - Vendredi, 4 Mai, 2018 - l'Humanité
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